Comment dominer une filière en transition numérique ?

Nicolas Colin
Welcome to The Family
10 min readMar 15, 2015

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La transition numérique, cette longue phase de déploiement de l’économie numérique, affecte les entreprises parce qu’elle déforme les filières. L’enjeu, pour ces entreprises, n’est pas tant leur transformation interne que les positions qu’elles vont réussir à prendre dans des filières en transition.

Le terme de “filière” évoque la politique industrielle sous Pompidou. Au premier abord, ça n’a plus de sens de l’employer aujourd’hui. Pour certains, les filières sont en train de se dissoudre dans une économie globale fluidifiée par la donnée : voyez par exemple cette conférence de Philip Evans. Pour d’autres, la notion même de filière s’efface au profit de nouvelles notions, comme les boucles de valeur — cf. ce billet d’Henri Verdier.

Un équipementier automobile

Pourtant, la notion de filière est ce qui se rapproche le mieux de la “value chain” anglo-saxonne : elle nous permet de mesurer l’ajout de valeur jusqu’au client final. Une filière, c’est un ensemble d’entreprises qui ont appris à travailler ensemble tout au long d’une chaîne de valeur, pour servir un marché final. Par ex. les auteurs, les éditeurs et les libraires ; les chauffeurs de taxis et leurs centraux de réservation ; les assureurs et leurs agents généraux ; les constructeurs automobiles, leurs équipementiers et leurs concessionnaires.

Nicolas Rousselet, PDG du Groupe G7, le maillon fort de la filière du taxi

Dans une filière, il y a toujours un maillon fort : le secteur qui capte le plus de valeur au détriment des autres. La filière du livre est dominée par le secteur de l’édition. Celle de la musique est dominée par le secteur des maisons de disques. Celle du taxi est dominée par les centraux de réservation. Celle de l’assurance par… les assureurs. Le maillon fort est toujours le secteur le plus concentré, dominé par quelques grandes entreprises protégées par une barrière à l’entrée. Cette barrière leur donne un ascendant sur les autres maillons de la filière, qui sont plus éparpillés en amont (les équipementiers automobiles, les chauffeurs de taxis) ou en aval (les libraires, les agents généraux d’assurance).

Un puits de pétrole au Texas

La barrière à l’entrée qui permet à un maillon de dominer les autres dépend des filières. Chaque maillon fort a son « levier de domination », son Ring to rule them all. Dans certaines filières, ce levier est très en amont : c’est par exemple l’accès aux matières premières dans la filière de l’énergie, le catalogue des oeuvres dans la filière musicale. Dans d’autres filières, le levier de domination est très en aval : c’est le fonds de commerce, le lien privilégié qui a été noué avec les clients. L’idéal, évidemment, est d’actionner plusieurs leviers de domination en même temps, d’avoir plusieurs anneaux : par ex. les centraux de réservation de taxi maîtrisent à la fois l’accès à la ressource (les chauffeurs de taxis affiliés, liés à leur central par une clause d’exclusivité) et l’accès aux clients (les adhérents des clubs premium et affaires de toutes sortes).

Les infrastructures logistiques, levier de domination

Un phénomène révélateur est que la plupart des maillons forts dans les filières traditionnelles sont en milieu de chaîne : plusieurs fonctions se sont intégrées verticalement autour de la fonction de distribution. Dans de nombreuses filières, la principale barrière à l’entrée est en effet l’infrastructure de distribution : c’est le cas pour les éditeurs dans la filière du livre, des maisons de disques dans la filière musicale, des constructeurs dans la filière automobile, des grandes enseignes de franchisés dans l’habillement. Les entreprises qui dominent ces filières se sont spécialisées sur des maillons intermédiaires, caractérisés par des effets de réseau issus des infrastructures, et ont exercé leur pouvoir de marché aux deux bouts de la chaîne : l’amont est banalisé, l’aval est asservi.

Par exemple, dans l’automobile, les équipementiers se font concurrence sur les prix en amont (banalisation) ; les concessionnaires ne sont que des passe-plats en aval (asservissement). Dans la filière du livre, la réalité n’est pas très différente : le nombre des auteurs est en inflation constante, ce qui suggère la banalisation ; les libraires, comme les concessionnaires automobiles, ne sont que des passe-plats : ils sont, en quelque sorte, asservis aux éditeurs (notamment du fait de la loi Lang, qui donne à l’éditeur la maîtrise du prix). Dans les grandes franchises d’habillement, même situation : les ateliers de confection sont sans cesse remis en concurrence (banalisation) ; les franchisés n’ont guère de marges de manoeuvre (asservissement).

Le territoire national

C’est grâce à cette domination par les maillons intermédiaires que les filières traditionnelles ont, historiquement, disséminé beaucoup de valeur sur le territoire national et créé massivement des emplois locaux. Dans une note remarquable, publiée par Terra Nova, Laurent Davezies et Thierry Pech rappellent la théorie des effets amont et aval due à l’économiste François Perroux. L’« effet amont » correspond aux commandes passées aux fournisseurs et sous-traitants, avec un effet d’entraînement au voisinage des grandes entreprises (valeur ajoutée et emplois). L’« effet aval » découle de l’arrivée sur le marché de produits plus abondants, moins chers, de meilleure qualité — qui permettent, sur les marchés B2B, d’importants gains de productivité et donc plus de création d’emplois.

Une usine de confection en Chine

Malheureusement, la mondialisation, puis la transition numérique, ont complètement déréglé toute cette belle mécanique. La mondialisation a déplacé les effets amont et aval à l’échelle globale. L’habillement est une belle illustration de la la délocalisation des effets amont : les grandes enseignes mettent toujours en concurrence les ateliers de confection, mais ceux-ci sont de plus en plus en Chine et de moins en moins en Europe. La transition numérique, quant à elle, déforme les filières d’une façon radicale en affaiblissant leurs maillons intermédiaires : elle réduit ainsi à néant l’essentiel des effets amont et aval.

Hachette, leader de l’édition… et de la distribution de livres

La bataille Hachette contre Amazon est la plus belle illustration contemporaine de cette mutation : nous assistons à la bataille entre le maillon fort d’hier, qui lutte pour protéger ses marges, et le maillon fort de demain, qui affaiblit les maillons intermédiaires de la filière. L’incertitude actuelle sur le vainqueur est justement caractéristique de la transition de la filière : on ne connaît pas encore le nouvel équilibre des marges entre le milieu (l’édition et la distribution) et l’aval. Historiquement, Hachette domine la filière du livre grâce à sa puissance sur le maillon de la distribution de livres aux libraires : c’est là sa principale barrière à l’entrée. Amazon bouleverse l’équilibre de la filière car elle actionne, pour la première fois, un levier de domination en aval de la filière. Ses effets de réseau, issus de son alliance avec la multitude (l’architecture de la participation théorisée par Tim O’Reilly), sont plus puissants que ceux d’Hachette, qui tiennent à son infrastructure de distribution. Au total, Amazon a contourné les libraires grâce à la vente en ligne, puis exercé un rapport de force avec les éditeurs — rapport de force dont aucun libraire n’était plus capable (la loi Lang, dirigée à l’époque contre la FNAC et les grands distributeurs, a justement été conçue pour les en empêcher).

Dans ce cas d’espèce, la transition numérique de la filière du livre signifie la fin des effets aval. Lorsque les éditeurs dominaient la filière, les effets aval se manifestaient par la multiplication des librairies, qui avaient accès à une ressource abondante, peu chère et de qualité (les livres), dont ils pouvaient faire commerce. Il en résultait la création de nombreuses entreprises dans le secteur de la librairie et de nombreux emplois. Si la filière est désormais dominée par « la plus grande librairie du monde », positionnée en aval au plus près des clients, les seuls effets aval tiennent à la libération de pouvoir d’achat pour les consommateurs, qui peuvent acheter plus de livres pour moins cher et allouer leur pouvoir d’achat ainsi reconstitué à d’autres postes. Le problème est qu’aujourd’hui, ces postes de dépenses — ceux qui captent instantanément tout surcroît de pouvoir d’achat — sont l’immobilier (qui ne fait qu’enrichir les propriétaires et ne crée pas d’emplois locaux) et la consommation… de produits importés (ce qui crée des emplois en Chine).

Google Apps évince les SSII de la fourniture de services logiciels aux entreprises

Si on prend l’exemple de Google plutôt que celui d’Amazon, pour examiner le cas d’un marché B2B, on a le même effet d’éviction d’un nouveau maillon fort positionné en aval sur les systèmes d’information d’entreprise : les entreprises achètent de moins en moins à des SSII et s’équipent de plus en plus des solutions d’hébergement ou de messagerie proposées par Google. Cela génère potentiellement des effets aval, mais avec un bémol de taille : encore faut-il que les entreprises soient suffisamment avancées dans leur propre transition numérique pour pouvoir intégrer ces nouveaux produits à des fins de productivité et de création d’emplois supplémentaires. (Quant à savoir si, dans l’économie mondialisée, des gains de productivité se soldent par des créations d’emploi, c’est une autre question et la réponse n’est pas univoque.)

La transition numérique réduit aussi à néant les effets amont car, dans l’économie numérique, à l’image d’Apple, la règle est l’intégration verticale en amont. Après leur transition numérique, les filières voient leurs maillons amont profondément bouleversés : consolidation d’immenses plateformes, ou banalisation au sein de communautés open source. On voit à quel point, dans les deux cas, les effets amont sont infimes : dans un cas, on enrichit un secteur très concentré ; dans l’autre, on enrichit très peu des communautés de développeurs qui produisent gratuitement un intrant (le code informatique) instantanément banalisé.

Amazon Web Services, une plateforme qui capte les effets amont au profit d’une seule entreprise

La sur-traitance (les entreprises qui développent des applications sur des plateformes) n’est qu’un léger tempérament. Soit il s’agit d’entreprises développant des applications pour leurs propres clients (ex. des applications développées sur AWS) et on se retrouve en présence d’un asservissement du maillon aval — les conditions générales de cette plateforme peuvent avoir pour effet d’asservir ses utilisateurs, d’où l’importance de la notion de loyauté (et l’idée selon laquelle les plateformes sont à l’économie numérique ce que les services publics étaient à l’économie traditionnelle). Soit il s’agit d’entreprises développant des applications pour les clients de celle qui opère la plateforme (ex. les applications de l’App Store sont destinées aux clients d’Apple) : dans ce cas, il est encore plus évident que l’entreprise qui opère la plateforme capte l’essentiel de la valeur. Elle ne domine pas le maillon intermédiaire, comme dans une filière traditionnelle, mais à la fois le maillon le plus en amont et celui le plus en aval.

En résumé, l’effet de la transition numérique sur l’équilibre des filières traditionnelles est à peu près le même dans tous les cas : la filière se vide de sa substance sur ses maillons intermédiaires et la valeur se loge de plus en plus tout en amont, autour d’un actif exclusif, et tout en aval, là où sont noués privilégiés avec les individus et où se forge l’alliance avec la multitude. Dans un article passionnant ICI, deux chercheurs nous expliquent même comment l’impression 3D va généraliser cette déformation à toutes les filières manufacturières.

BuzzFeed, l’avenir de la presse d’information en ligne

Il est possible d’en tirer des conclusions sur deux plans. D’abord pour les entreprises en place : résister à cette déformation de leur filière quand elles l’ont historiquement dominée sur un maillon intermédiaire suppose, pour elle, soit de consolider leur position en amont, soit de dévaler la chaîne pour nouer un lien privilégié avec les individus en aval — soit, évidemment, de faire les deux. Lorsque les entreprises échouent, ça donne… la presse : ayant raté son alliance avec ses lecteurs, mais incapable de faire valoir la valeur ajoutée des journalistes professionnels par rapport au contenu produit par des amateurs. La filière de la presse demain sera donc dominée par les nouveaux entrants, pas par une entreprise en place ayant réussi à se déplacer et à se repositionner dans sa filière.

Les géants de l’économie numérique et leur combat pour conquérir les Sept Royaumes

Il faut aussi tirer les conclusions du point de vue des politiques publiques. Ce que nous annonce tout cela, c’est la raréfaction des emplois sur le territoire national, pour deux raisons : affaiblissement des effets amont et aval et, surtout, absence totale de la France dans le petit club des entreprises dominant l’économie numérique globale. Ce n’est pas comme ça qu’on localise de la valeur sur le territoire et qu’on y crée des emplois. En conséquence, notre priorité de politique économique doit être i) de repositionner nos entreprises dans leur filière en transition numérique et ii) d’en faire grandir de nouvelles qui, demain, domineront leur filière à l’échelle globale mais depuis la France — en ayant conscience que la seule manière de localiser de la richesse sur les territoires est d’y localiser les sièges d’entreprises consolidées en amont (stratégie américaine) ou de faire grandir des entreprises qui, même cédées à d’autres, captent de la valeur pour la localiser sur le territoire (stratégie israélienne).

Autrement dit : ne pas devenir une usine à R&D, mais devenir une usine à startups — et même, si possible, une usine à licornes !

La France peut-elle faire grandir les fameuses “licornes” ?

Pour aller plus loin, lisez nos études de place sur La transition numérique au coeur de la stratégie d’entreprise + trois filières de mise à l’épreuve du modèle (l’assurance, les transports en commun, la logistique).

La transition numérique au coeur de la stratégie d’entreprise, par TheFamily

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Entrepreneurship, finance, strategy, policy. Co-Founder & Director @_TheFamily.