La magie de l’intuition

Ou comment je suis devenue conseillère en recrutement sans rien connaître aux RH.

Sandrine Lacout
Welcome to The Family

--

Quand j’étais une petite fille, Harry Potter n’existait pas encore, alors je n’ai jamais spécialement rêvé d’avoir des pouvoirs magiques. À la place, ce sont les séries de romans policiers pour enfants qui ont intoxiqué mon imaginaire.

Mes héroïnes étaient Fantômette et Alice. Fantômette avait une double vie et pas de parents, Alice un cabriolet et un copain toujours dispo en cas de pépin. Le rêve.

En grandissant, c’était désespérant de réaliser que je ne devenais pas aussi intrépide et courageuse qu’elles. Apprendre à me battre, me fourrer dans le pétrin volontairement, même passer une nuit blanche me paraissaient le bout du monde. Pire, une bonne partie de ma personnalité commençait à se cristalliser autour de l’anxiété et de la flemme.

De ces très mauvaises lectures de jeunesse, il me reste pourtant encore une chose aujourd’hui : c’est la conviction profonde qu’on peut toujours découvrir la vérité. Dans n’importe quel domaine et qui que l’on soit. Pourvu qu’on soit assez curieux. L’important est de croire qu’il y a toujours des indices à trouver et de bien observer.

Lorsqu’il était entrepreneur, mon meilleur ami était plutôt mauvais pour s’entourer. Tantôt fasciné par les fanfarons ou les opportunistes, tantôt aveuglé par les diplômes prestigieux, il me semblait tomber dans tous les pièges faciles. Je m’étonnais franchement de ses choix mais têtu comme il était, il ne m’écoutait jamais. Il allait au bout de ses intuitions.

Nous avons pu ainsi constater que j’avais un instinct un peu meilleur que lui dans ce domaine. Quand Oussama, cet ami, a cofondé The Family, il m’a alors proposé de le rejoindre et de faire ce que je faisais pour lui. Et d’être payée pour cela. Voilà comment je suis arrivée à The Family, moi qui n’y connaissait rien aux startups.

Alice raconte l’histoire de The Family dans une BD qu’elle a dessiné. J’y suis représentée en vieille-mémé-oiseau… Vous noterez quand même la ressemblance avec Fantômette.

Je ne me souviens plus de mes a priori sur les startups mais cet univers s’est révélé plus confortable que n’importe quel autre. Les entrepreneurs travaillent vite, répondent vite, apprennent incroyablement vite. En plus, ils gardent l’humilité du mec qui ne sait pas vraiment ce qu’il fait et qui n’a pas peur de dire qu’il a des problèmes. Tout en résolvant certains des miens.

Je me sentais comme aux premières loges du progrès, mais en même temps comme un intrus parmi ces gens super actifs sur tous les fronts, qui s’attaquent concrètement à des problèmes — des doers comme on dit depuis quelques années. Pour moi un doer — version femme — ça porte des manteaux oversize et ça lui va bien, ça peut porter des robes fleuries avec des baskets (des Stan Smith bien sûr), ça parle vite, ça fume beaucoup et ça se lâche en soirée. Donc rien à voir avec moi.

Aussi fantaisiste est la vision que j’ai longtemps eu de moi-même. Parce que j’adore passer des après-midis entiers avec un bon roman et du thé, je m’étais imaginé qu’au travail je serais du genre friand de théorie, d’articles de fond, ou au moins de newsletters. Que je serais du genre à apprendre dans les livres.

Moi, en attendant l’envie d’ouvrir des livres pro

Mais force est de constater qu’en 6 ans, je n’ai toujours pas ouvert le plus important livre de référence en RH pour startups : Who, the A Method for hiring. Enfin… je l’ai commencé dix fois, et dix fois il m’est tombé des mains.

Tout ce que j’ai appris — notamment comment se forger une opinion fiable sur quelqu’un, avec peu d’infos — je l’ai appris “en faisant” à The Family, en testant des trucs dans mon coin, dans un environnement où on est réellement libre d’apprendre par l’expérience.

L’un des problèmes d’apprendre comme cela, c’est que jusqu’à présent, j’ai eu un mal fou à expliquer ce que je faisais. J’en étais même incapable.

Sans doute pour me protéger de cet embarras, j’ai appris qu’Alice, CEO de The Family, m’avait un jour présenté aux autres membres de The Family comme une “magicienne”, qui a le pouvoir de lire à l’intérieur des gens.

Rien n’était plus éloigné de ce que je ressentais — un cocktail de doute et de stress, et de doute par dessus — ni plus dangereux car il est impossible de progresser en se reposant sur de l’inné. Même à Poudlard.

Mais je me rends compte aujourd’hui que quelque part elle avait raison. Il y a de la magie, de la vraie magie, c’est à dire beaucoup de pratique, de répétition et d’apprentissage de ses erreurs dans ce que je fais.

Tout a commencé par une frustration. Je me suis rapidement rendue compte qu’il y a comme un tabou quand on demandait aux gens de raconter leurs erreurs d’appréciation sur les gens. Ou bien c’était toujours la faute du candidat, ou bien ça ressemblait plus à une expérience neutre voire valorisante — bref c’était suspect. Alors je me suis dit que j’allais me créer moi-même un pool d’erreurs, aussi sincères que possible — les miennes — et commencer à partir de là.

Faire une erreur est devenu pour moi la seule source de progression. Très désagréable mais fiable. C’est l’occasion d’en tirer un savoir secret, sur les gens ou sur moi-même. D’éduquer mon regard en partant à la recherche d’indices ignorés en chemin — qui autrement seraient restés invisibles.
D’inventer et de tester des astuces pour ne plus reproduire cette erreur.
Vient ensuite le moment de relever le nez et de se demander s’il n’y aurait pas un point commun à mes dernières erreurs. Si c’est le cas, c’est qu’il y a un blind spot à explorer.

Dans un domaine où, quoiqu’on fasse, on ne fait presque que des erreurs, j’en fais un peu moins que les autres. Et si je sais que j’en fais moins, c’est parce que je les recherche et que j’essaye toujours de les comprendre.

En discutant avec les entrepreneurs, je me suis aperçue que beaucoup suivaient the A Method et obtenaient de bons résultats, mais que ceux qui n’avaient pas accroché se sentaient perdus. Ils rejettent ensuite toute idée de méthode, comptent un peu sur les recommandations et surtout sur leur seule intuition pour recruter.

Pourtant ce n’est pas parce que l’intuition est totalement subjective et immédiate qu’elle est incompatible avec toute méthode. Elle pense plus rapidement et intensément que nous, elle compile plus d’infos qu’on ne pourrait imaginer, mais elle a besoin d’entraînement, de repères solides et d’être constamment nourrie de feed-back. Autrement, elle se fatigue trop vite, elle compile les mauvaises infos et on ne peut plus raisonnablement lui faire confiance. Et donc se faire confiance.

Par divers moyens j’ai essayé d’aider les gens qui n’étaient attachés à aucune méthode en particulier mais je doute que cela ait été très constructif :

  • Leur donner mon avis — à partir d’un email, d’un CV, de leur ressenti — me prend très peu de temps mais les empêche d’apprendre de leurs erreurs, de ne plus voir les RH comme quelque chose d’ésotérique mais comme un domaine où ils peuvent apprendre à s’orienter.
  • Mener des entretiens à leur place peut diminuer la confiance qu’ils ont en leur propre jugement.
  • Leur donner une liste de questions toutes faites ne leur explique pas comment en interpréter les réponses — il faut de la pratique, et être intéressé par ces réponses, qu’elles qu’elles soient, pour que ça marche.
  • Faire des séries d’entretiens avec eux s’est avéré le plus efficace. Mais si cela dure trop longtemps, cela les freine dans le développement de leur propre style.

Or, pour aiguiller son intuition, pas d’autre choix que de développer sa propre méthode, celle qui nous convienne vraiment, qui tire le meilleur parti de nos défauts, et de s’y tenir dans le temps. C’est comme cela qu’on se crée des repères pour cartographier nos impressions.

Quand on apprend mieux sur le terrain qu’ailleurs, je ne pense pas qu’il y ait de solutions clé en main. Mais plutôt un long chemin de try-and-learn pour trouver sa façon de faire.

À The Family, on aime penser qu’on peut raccourcir le chemin des autres. Notamment en racontant sa propre expérience. Cela fait même partie des devoirs à The Family. Pas seulement dans un but altruiste mais aussi pour comprendre son propre travail.

Bien sûr je connais depuis longtemps ce credo thefamilien — transmettre pour mieux apprendre — mais jusqu’ici je ne l’avais jamais vraiment compris.

Récemment j’ai enfin eu la révélation… après des heures à explorer le monde de Journey, mon jeu vidéo favori.

Le point Journey… équivalent chez moi au Point Godwin — il faut toujours que je finisse par en parler.

Dans ce monde, on peut y rencontrer de vrais joueurs, dont on ne peut connaître l’identité qu’à la toute fin du jeu. Et avec qui, d’ici là, on ne peut pas parler. Comme il est rare que les joueurs soient exactement de même niveau, il arrive fréquemment que l’un guide tandis l’autre suit et apprend.

J’ai réalisé que savoir quelque chose pour soi-même, c’était très facile — s’orienter par exemple. On croit savoir mais en fait on micro-tâtonne sans arrêt, on redécouvre les chemins, on se trompe mais personne n’est là pour le voir ou pour s’impatienter. Essayer d’apprendre à un autre et tout s’écroule : on se rend compte qu’on ne sait rien assez précisément ou rapidement.

Douter avec quelqu’un d’autre, rebrousser chemin s’il le faut, risquer de passer pour un con peut-être, et l’itinéraire s’imprime plus efficacement dans l’esprit que si on l’avait parcouru 10 fois tout seul.

C’est là que j’ai compris que les meilleurs joueurs, ceux que j’avais admirés, n’étaient pas tant de bons guides parce qu’ils étaient les meilleurs joueurs. Surement qu’ils étaient devenus meilleurs parce qu’ils avaient appris à guider les autres.

Voilà ce que j’espère faire, en expliquant comment petit à petit, j’ai éduqué mon intuition pour naviguer dans le brouillard que sont les RH.

Edit : En septembre 2022, je suis enfin arrivée à bout de mon objectif ! J’ai créé une formation sur la plateforme Podia qui a pour but d’apprendre à recruter les bonnes personnes en fonction de son projet, tout en éduquant son intuition : www.becomingsherlock.com

--

--