Nicolas Colin
Welcome to The Family
7 min readJul 2, 2016

--

La transition numérique de l’économie est de mieux en mieux comprise et documentée. En revanche, ses conséquences sur l’économie des territoires sont encore mal connues. Beaucoup se résignent à ce que l’économie numérique soit dominée par quelques écosystèmes seulement, comme la Silicon Valley, Israël ou Londres. Le problème, c’est que la croissance de ces écosystèmes a pour corollaire l’appauvrissement relatif de tous les autres territoires—en particulier les anciens territoires champions de l’économie fordiste, où les usines ont prospéré pendant des décennies avant de s’affaiblir puis de disparaître. Dans la transition numérique, Detroit s’appauvrit à mesure que San Francisco devient plus prospère.

Beaucoup de territoires veulent déjouer cette concentration de la richesse et faire grandir leur propre Silicon Valley. Leurs représentants viennent parfois solliciter l’aide de TheFamily. Mais dans bien des cas, cette volonté de développer l’économie numérique sur un territoire conduit à des initiatives contre-productives. Les tentatives de créer des clusters ou de mobiliser la commande publique, par exemple, se soldent souvent par des échecs. Faute de s’appuyer sur une compréhension solide des mécanismes à l’œuvre, de nombreuses initiatives freinent plus qu’elles ne favorisent le développement numérique local. Il était donc temps de faire le point sur la façon dont les territoires peuvent saisir l’opportunité de la transition numérique en cours.

D’un paradigme à l’autre

L’économie numérique bouleverse la géographie de la valeur et des emplois. On observe un découplage croissant entre les lieux où la valeur est créée et ceux où elle est réalisée. Par exemple, l’hôtel ancré dans un territoire crée de la valeur, mais cette dernière est de plus en plus réalisée par les plateformes numériques de réservation. Les applications numériques génèrent moins de richesse là où elles sont utilisées que là où sont localisées les entreprises qui les opèrent. La déformation de la chaîne de valeur au profit des entreprises numériques conduit donc à une nouvelle géographie de la richesse. Le marché du travail se polarise : d’un côté, des emplois très qualifiés, peu nombreux et bien rémunérés, concentrés dans quelques rares écosystèmes dynamiques ; de l’autre, des emplois peu qualifiés et potentiellement nombreux, en particulier dans les services à la personne, mais dont la création se heurte à de nombreux obstacles.

La spécialisation des territoires dans l’économie numérique

Les effets de redistribution des cartes sont d’une ampleur considérable. D’un côté, l’économie numérique peine à remplacer les emplois qu’elle fait disparaître—ces emplois routiniers des grandes organisations, qui constituaient le principal contingent d’emplois dans l’économie fordiste. De l’autre, là où elles ont été un temps dominantes, les entreprises fordistes accaparent les ressources de leur territoire et pèsent auprès des pouvoirs publics afin de freiner l’émergence d’entreprises numériques. Les rapports de force qui s’exercent dans la transition numérique dessinent une nouvelle spécialisation des territoires, suivant le niveau de connexion des entreprises comme des individus.

Chacun sa Silicon Valley?

Est-ce à dire que la Silicon Valley est l’exemple à suivre ? Territoire le plus emblématique de l’économie numérique, la Silicon Valley est un écosystème mature, issu de plus de 70 ans d’une économie résolument entrepreneuriale. Son histoire permet de recenser les ressources indispensables à la création d’un écosystème entrepreneurial : du savoir-faire, du capital, de l’insoumission. Mais cette histoire est singulière : on la doit à un individu, Frederick Terman, qui a fait levier d’une institution, l’Université Stanford. Il est urgent de mieux comprendre l’écosystème qui a grandi à Stanford, inspiré par Terman, pour mieux se rappeler d’où vient la Silicon Valley et pourquoi elle est si puissante aujourd’hui.

L’écosystème de Frederick Terman à Stanford

Il existe d’autres voies vers le développement numérique. Israël, qui bénéficiait d’un savoir-faire de pointe et d’une culture d’audace et d’insoumission, a développé le capital-risque grâce au programme Yozma, initiative des pouvoirs publics. L’Estonie, quant à elle, mise sur le déploiement de l’État-plateforme et l’adoption de lois favorables à l’innovation pour attirer les capitaux et les talents européens. Londres, jusqu’au récent Brexit, a réussi à attirer les talents grâce à un capital abondant et un cadre réglementaire accueillant pour l’innovation.

Entrepreneurs et institutions

Ces écosystèmes prospères et dominants soulignent le rôle essentiel que les entrepreneurs jouent dans le développement des territoires.

Les ressources essentielles dont ont besoin les entrepreneurs au départ

Il revient toujours à une première génération d’entrepreneurs de mener un travail pionnier à partir des ressources essentielles déjà présentes sur le territoire : le savoir-faire, le capital et l’insoumission. À partir de là, le défi relevé par les premières générations d’entrepreneurs, avec l’aide des pouvoirs publics, consiste à bâtir, pendant plusieurs décennies, les cinq institutions qui permettront à l’écosystème d’émerger puis de se renforcer.

1/ Il s’agit dans un premier temps de valoriser le désir d’entreprendre. C’est une chose d’avoir envie d’entreprendre. C’est une autre chose de pouvoir le faire là où on se trouve. À défaut de valorisation, les entrepreneurs partent ailleurs, là où les conditions sont plus favorables. Michelin n’aurait jamais grandi à Clermont-Ferrand, pas plus que l’empire Mulliez à Roubaix, si l’entrepreneuriat n’avait pas été valorisé à ces époques sur ces territoires.

2/ Il faut ensuite mettre en tension les entrepreneurs, c’est-à-dire inspirer le sens de l’urgence et imposer la frugalité des moyens. Mis en tension, les entrepreneurs sont sur les bons rails ; ambitieux, ils ne sont pas tentés par le confort d’un modèle d’agence, dépourvu de rendements croissants. Les entrepreneurs français veulent tous créer le prochain Google, mais leur entreprise finit souvent par devenir la énième agence Web.

3/ Lorsque l’entreprise rencontre son marché, la troisième institution — sécuriser les entrepreneurs — consiste à organiser le marché du capital-risque, le marché du travail et ménager un cadre juridique accueillant pour soutenir la dynamique de prise de risque et d’innovation. Si Captain Train n’avait pas dû autant batailler avec la SNCF pour lancer son application (épisodes 1 et 2), ils auraient peut-être racheté Trainline plutôt que l’inverse.

4/ La quatrième institution permet de faire circuler les talents au sein de l’écosystème. Sa finalité est d’éviter l’installation d’une économie de rente. Pour maintenir une pression concurrentielle et amorcer des effets d’agglomération, de nouveaux entrepreneurs doivent affluer sur le territoire. Sinon, cela donne l’industrie automobile à Detroit : quelques entreprises dominantes se replient sur elles-mêmes et emportent l’écosystème par le fond.

5/ Enfin, la cinquième institution permet le passage de témoin des premières générations d’entrepreneurs aux suivantes. L’enjeu est de transmettre : en incitant les nouveaux venus à créer de nouvelles entreprises plutôt qu’à réjoindre celles qui existent déjà, l’écosystème accélère son développement. Beaucoup viennent à New York travailler dans la finance, mais les banquiers de Wall Street n’incitent pas les nouveaux venus à se mettre à leur compte.

Les cinq institutions à mettre en place pour faire grandir un écosystème

De nouveaux territoires

Faire grandir un écosystème entrepreneurial, fondé sur ces cinq institutions, nourrit de puissants effets d’agglomération, qui s’exercent désormais à l’échelle globale. Heureusement, plusieurs facteurs viennent tempérer ces effets d’agglomération. La tension du marché immobilier, qui culmine dans la Silicon Valley, est un premier facteur. Le deuxième tempérament vient de ce que les entreprises numériques se diversifient de plus en plus dans des activités tangibles sur des marchés réglementés, où il est plus difficile de générer des rendements croissants. La diversité des langues constitue un troisième facteur contrariant la domination des entreprises issues d’un seul écosystème.

Il ne faut pas, pour autant, compter seulement sur l’essoufflement des effets d’agglomération exercés au profit de la Silicon Valley. L’enjeu du développement numérique des territoires invite aussi à repenser l’intervention des pouvoirs publics. Dans l’économie numérique, les approches ayant permis d’accompagner la croissance des entreprises fordistes — recours à la commande publique, déploiement d’infrastructures, promotion de la recherche et développement suivant le modèle de la “cascade”— sont inopérants. L’économie numérique ne se développe pas spontanément grâce au très haut débit. Une startup, enfin, n’a rien à voir avec une PME : il faut imaginer pour elle des dispositifs différents.

Il n’est pas question de renoncer au développement des territoires. Plus la transition numérique progresse, plus les chances d’en saisir les opportunités se multiplient à l’échelle locale. Mais pour cela, il faut à la fois mieux comprendre l’économie numérique et imaginer les leviers que peuvent actionner les acteurs des territoires. C’est à cet effort que participe la nouvelle étude de place de TheFamily, La transition numérique au cœur des territoires, que vous pouvez télécharger en cliquant sur l’image ci-dessous !

La transition numérique au cœur des territoires est une étude de place réalisée par TheFamily en partenariat avec l’Institut Montaigne, Terra Nova, le Groupe Caisse des Dépôts et le GESEC. Cette version d’étape, datée du 20 juin 2016, sera enrichie avant la publication de la version définitive en septembre 2016. N’hésitez pas à contribuer à cet enrichissement !

Merci à Charlotte Baratin et Lionel Ferreira, qui ont contribué aux travaux de recherche et de rédaction, ainsi qu’à Manon Van Dorsselaere (mise en page) et Camille Dubreuil (image de couverture). Merci également à Fanny Anor, Laurent Bigorgne, Jeanne Carrez-Debock, Franck Chaigneau, Philippe Dewost, Daniel Jubert, Bernard Leroy, Pauline Mispoulet, Benoît Parizet, Thierry Pech, François-Xavier Priollaud, Laetitia Vitaud.

--

--

Entrepreneurship, finance, strategy, policy. Co-Founder & Director @_TheFamily.