Une protection sociale en phase avec l’économie numérique

Nicolas Colin
Welcome to The Family
10 min readMar 20, 2015

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Franklin D. Roosevelt promulgue le Social Security Act en 1935. Derrière lui, en noir : Frances Perkins, sa ministre du travail

L’économie numérique ne profitera à tous que lorsqu’elle sera dotée d’institutions en phase avec son régime de création de valeur. Les nouvelles formes de travail qui domineront demain imposent un nouveau New Deal : la mise en place d’une protection sociale en phase avec l’économie numérique. Si nous y parvenons, un âge d’or est à venir. Si nous échouons, nous cesserons d’être un pays développé.

Ces derniers jours ont été pour moi dominés par des discussions sur l’avenir de la protection sociale. Mardi matin, j’ai parlé sur « Les Barbares attaquent la gestion des ressources humaines » devant un parterre de DRH rassemblés par Stéphanie Delestre, présidente de Qapa. Mardi soir, mon associé Oussama Ammar et moi-même avons donné une conférence « Les Barbares attaquent la protection sociale », en partenariat avec l’Institut Montaigne, suivie d’un panel de discussion composé de Thomas Fatome (directeur de la Sécurité sociale au ministère des Affaires sociales), Bruno Palier (professeur à Sciences Po et directeur de recherche au CNRS) et Véronique Weill (directrice des opérations du groupe Axa). Enfin, hier après-midi j’ai traité le sujet « Rebooting National Health Insurances » devant le public du Hacking Health Camp à Strasbourg, auquel j’ai présenté les liens méconnus entre les dépenses d’assurance maladie, les marchés financiers et l’innovation.

La fin de l’emploi de masse et du salariat

L’une des principales mutations issues de la transition numérique de l’économie est celle des formes du travail. Nous quittons une économie de masse dominée par le salariat pour entrer dans une économie numérique où il n’y a plus de forme dominante mais plutôt la coexistence, pour un même individu, de plusieurs formes et statuts d’emploi, qui se cumulent à un instant donné ou se succèdent dans le temps. Dans l’économie numérique, nous sommes de moins en moins salariés et de plus en plus entrepreneurs, auto-entrepreneurs, travailleurs indépendants, collaborateurs occasionnels des entreprises de l’économie collaborative (sharing economy). Non seulement les formes d’emploi se diversifient, mais nous en cumulons plusieurs tout au long de notre parcours professionnel.

La diversification des formes du travail n’est bien sûr pas nouvelle. Depuis le début de la crise de l’économie de masse, au milieu des années 1970, la fameuse « dualisation » du marché du travail est à l’oeuvre et agrandit le fossé entre, d’une part, les salariés à temps plein sous contrat à durée indéterminée et, d’autre part, les salariés à temps partiel, les salariés en CDD, les vacataires, les intérimaires — et, depuis quelques années, de plus en plus d’entrepreneurs. L’existence des travailleurs indépendants n’est, elle non plus, pas nouvelle. Mais ce statut d’emploi est longtemps resté cantonné à certains secteurs ou certaines professions — et n’a commencé à se disséminer dans toute l’économie qu’avec la mise en place, relativement récente, du statut d’auto-entrepreneur.

Deux formes d’emploi sont probablement appelées à devenir dominantes dans l’économie numérique : il s’agit des entrepreneurs et des travailleurs indépendants (freelancers). Ces deux formes ne vont pas faire disparaître le salariat, mais vont le marginaliser dans la représentation que nous nous faisons de l’économie. Hier, le salariat était la norme et les autres formes du travail étaient des exceptions. Aujourd’hui, le salariat devient une norme parmi d’autres et pourrait même, un jour, être considéré comme une exception.

Emmanuel Macron, ministre de l’économie, visitant une usine

Attention : c’est de représentation dont il est question, pas de proportions relatives. Par exemple, les emplois ouvriers dans l’industrie ont longtemps dominé notre représentation du monde du travail — alors qu’ils n’ont jamais constitué la majorité des emplois. Cette représentation est encore prégnante : quand un ministre veut parler d’emploi, il visite une usine — alors que les formes de travail qu’on trouve aujourd’hui dans une usine sont singulièrement minoritaires dans l’ensemble des emplois. A l’image des non-ouvriers, on voit que les salariés pourraient rester majoritaires (en proportion relative) sans pour autant coïncider avec la représentation que nous nous faisons du monde du travail. Lorsque le salariat, même majoritaire, cessera de dominer cette représentation — qu’il ne fera plus rêver les jeunes générations, qu’il sera moins présent dans les discours des dirigeants politiques — ce sera le signe que nous aurons changé de paradigme : à l’économie de masse du XXe siècle aura succédé un nouveau paradigme, celui de l’économie numérique.

L’entrepreneuriat et le travail en freelance affleurent donc de plus en plus dans notre représentation du monde du travail — et sont deux candidats sérieux à la domination de cette représentation.

Le garage des parents de Steve Jobs, dans lequel ont été assemblés les premiers ordinateurs Apple

La multiplication du nombre des entrepreneurs s’explique très bien. Le chômage de masse incite les individus à considérer d’autres options que le travail salarié. Par effet de bouclage, les jeunes générations éprouvent un rejet du monde du salariat : puisqu’ils n’y sont plus les bienvenus, autant s’en affranchir et créer leur propre activité. Ils sont confortés en cela par l’émergence d’un statut social de l’entrepreneur, non dénué de prestige. Etre entrepreneur devient une nouvelle identité que revendiquent tous ceux qui, comme Channing Tatum dans Magic Mike, cherchent un statut social dans une société du déclassement généralisé. Enfin, il est de plus en plus facile et de moins en moins coûteux de créer son entreprise. L’open source et le cloud computing ont banalisé les ressources technologiques indispensables pour se lancer. Les progrès des langages de programmation épargnent le recrutement d’énormes équipes de développeurs. Le mythe du garage devient une réalité : on peut maintenant bootstrapper son entreprise avec pas grand chose puis, avec de la traction, lever du capital pour la développer à grande échelle. Cette vision de l’entrepreneuriat constitue la teneur de notre manifeste KOUDETAT, que vous pouvez consulter ICI.

“Magic Mike”, superbe film de Steven Soderbergh avec Channing Tatum, sur un ouvrier du bâtiment / strip-teaser / entrepreneur

La multiplication du nombre des freelancers nourrit quant à elle un grand débat de société, notamment aux Etats-Unis. Avec la montée en puissance de la sharing economy, les entrepreneurs découvrent des alternatives inédites et la possibilité de faire travailler des particuliers indépendants en lieu et place de salariés. Le développement spectaculaire du travail en freelance ne date évidemment pas de la révolution numérique. Mais il prend une nouvelle forme dans l’économie numérique. Les grandes plateformes de mise en relation permettent de coordonner l’activité de travailleurs indépendants à grande échelle, de gérer leur réputation, de sécuriser les transactions avec leurs clients. A mesure que les freelancers sont plus nombreux, leur activité est facilitée par les multiples services qui leur sont rendus par les entreprises numériques. Dans ce contexte, les particuliers deviennent plus facilement freelancers par choix. Un syndicat, le Freelancers Union, entreprend même de défendre leurs droits et de déployer pour eux des produits d’assurance, en particulier pour les couvrir contre la maladie. Un continuum d’activité — sinon de statut — s’installe entre les freelancers habituels, qualifiés et professionnalisés, et les collaborateurs occasionnels qui trouvent sur les grandes plateformes l’opportunité de compléter leurs revenus voire de se reconvertir professionnellement.

Le problème est que nos institutions ne sont pas adaptées à ces formes d’emploi et que cette inadaptation empêche la création de valeur. Comme l’a montré Carlota Perez, s’il y a un décalage entre la manière de créer de la valeur et les institutions économiques et sociales, alors de multiples frictions empêchent l’alignement des entreprises, des individus et des pouvoirs publics — et l’économie échoue à croître et à créer massivement des emplois. A l’inverse, si des institutions adaptées au nouveau paradigme sont mises en place, alors peut s’ouvrir un nouvel âge d’or : à l’image de l’économie de masse de 1945 à 1973, l’économie numérique pourrait, elle aussi, connaître ses Trente glorieuses — à condition, encore une fois, de se doter des bonnes institutions !

Carlota Perez, interrogée par Fred Wilson (Union Square Ventures) sur les relations entre les révolutions technologiques, les marchés de capitaux et les institutions

Parmi ces institutions, la plus importante est probablement la protection sociale. Tout régime de croissance expose les entreprises et les individus à des risques critiques. Tant que ces risques les plus critiques ne sont pas couverts par des institutions adaptées, il est impossible pour les acteurs d’anticiper le développement de l’économie et d’aligner leurs intérêts. A l’inverse, lorsqu’on a déployé les régimes de protection sociale pour répondre aux besoins de l’économie de masse, cela a permis un bouclage vertueux. Parce qu’ils étaient couverts contre les risques les plus critiques de l’existence (tomber malade et ne plus pouvoir travailler, vivre trop vieux pour continuer à occuper un emploi), les individus n’ont plus eu besoin d’épargner massivement et ont pu allouer plus de ressources à la consommation. Et parce que les individus, ainsi protégés et solvabilisés, se sont mis à consommer avec constance, il est devenu possible pour les entreprises de planifier la production de longues séries sur plusieurs années et donc de réaliser les investissements pour déployer leurs opérations à des échelles inédites dans l’histoire.

Pierre Laroque, haut fonctionnaire et résistant, père de la Sécurité sociale en France

La protection sociale telle que nous la connaissons a ainsi sécurisé le développement de toute l’économie, en protégeant les individus contre les risques les plus critiques de l’existence et en assurant, pour les entreprises, la stabilité de leurs débouchés. Malheureusement, parce qu’elle a été modelée pour un paradigme dominé par une forme de travail en voie de marginalisation, notre protection sociale est à l’origine d’un double problème. D’une part, elle retient de nombreux individus dans le statut salarié, tant renoncer à ce statut c’est aussi renoncer à une protection contre les risques critiques de l’existence. D’autre part, elle laisse de côté ceux qui, par choix ou par contrainte, quittent le salariat pour embrasser les formes de travail qui domineront l’économie numérique de demain : l’entrepreneuriat et le travail en freelance.

Il y a donc une destruction nette de valeur : nombreux sont ceux qui choisissent de rester salariés, quitte à créer moins de valeur ; ceux qui sautent le pas et deviennent entrepreneurs ou freelancers sont empêchés dans leurs efforts de créer de la valeur car surexposés à de trop nombreux risques critiques : tomber gravement malade et de ne pas pouvoir se soigner, être à court de revenus sans pouvoir être allocataire de l’assurance chômage, ne pas cotiser suffisamment pour bénéficier un jour d’une pension de retraite décente, ne pas parvenir à se loger faute de pouvoir présenter à un bailleur trois bulletins de salaire récents. Comment se logent les entrepreneurs et les freelancers ? Ils n’y arrivent pas justement — et c’est là le problème !

Sara Horowitz, fondatrice et dirigeante du syndicat des Freelancers aux Etats-Unis

Je pense que la mise en place d’une protection sociale adaptée aux nouvelles formes du travail — l’entrepreneuriat, le travail en freelance et même la collaboration occasionnelle à l’activité d’une entreprise de l’économie collaborative — est l’un des chantiers majeurs que devront ouvrir nos dirigeants politiques et syndicaux dans les années qui viennent. Nous pouvons encore, à ce jour, avoir l’espoir que le débat sur ces questions dominera la campagne présidentielle de 2017 — voire donnera lieu à des dispositions législatives sous la mandature actuelle. Le sujet peut en effet être saisi par la gauche comme par la droite : la gauche parce que c’est sa mission de protéger les individus contre les risques critiques de l’existence, même s’ils ne sont pas salariés en CDI travaillant à l’usine ; la droite parce qu’elle mène depuis longtemps une bataille pour imposer des statuts d’emploi dérogeant aux dispositions générales qui régissent le monde du travail : sur la rémunération (le SMIC), sur la rupture du contrat de travail (la rupture conventionnelle), sur le temps de travail (les 35 heures).

Mme Thatcher, qui a affaibli une protection sociale devenue inadaptée, mais sans la remplacer par une autre

Nous allons donc assister à une compétition qui promet d’être passionnante : celle entre Roosevelt, qui a mis en place les institutions de protection sociale adaptées au nouveau paradigme de son époque, et Thatcher, qui s’est contentée, lorsque ce paradigme est entré en crise, de mettre bas ces institutions sans les remplacer par autre chose. Sortirons-nous de cette course incertaine avec une protection sociale redéployée et plus puissante (scénario Roosevelt) — ou sans protection sociale du tout (scénario Thatcher) ? Le scénario Thatcher ne devrait faire envie à personne : comme l’ont brillamment montré Daron Acemoglu et James Robinson, économistes au MIT, dans leur livre Why Nations Fail, une économie ne peut se développer durablement que si elle se dote d’institutions « inclusives », qui redistribuent la richesse au plus grand nombre notamment en protégeant les individus contre les risques les plus critiques.

Opter pour un scénario Thatcher serait d’autant plus dramatique que, depuis quelques années, nous progressons de façon spectaculaire dans notre compréhension de l’économie numérique : nous pouvons donc maintenant exercer cette imagination radicale nécessaire à la création de nouvelles institutions. Si, comme nous aimons à le proclamer, la France a un modèle social à promouvoir, il faut maintenant qu’elle le mette à niveau pour l’adapter au paradigme de l’économie numérique. Nous sommes tous disponibles pour contribuer à cet effort. Au travail !

Qui, à l’image du Conseil national de la résistance en 1945, déploiera une nouvelle protection sociale en phase avec l’économie contemporaine ?

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Entrepreneurship, finance, strategy, policy. Co-Founder & Director @_TheFamily.